Depuis toujours il vivait dans l’obscurité. Ses parents voilaient les vitres de la voiture familiale ; au soleil, ils lui faisaient porter des lunettes fumées. Les murs de la maison, ceux de sa chambre, étaient sombres. Les fenêtres étroites. Le jardin envahi de végétation, cerné par de hauts cyprès noirs.
Un pavillon sans âme, en béton, planté seul, isolé, au bord de la nationale.
Il habitait une terre sans relief. Des champs, des prés, toujours gris, toujours plats. Il y avait du soleil une ou deux fois dans l’année, au 14 juillet, ou au quinze août.
Pour la fête nationale, le maire lisait un pénible discours, au pied de la stèle des anciens combattants. Il exaltait leur abnégation et leur bravoure. Aurélien essayait de regarder plus loin, vers le nord. Il y avait la ferme des Louverts, son chemin serpentant jusqu’à la longère ; des bois, ensuite, qu’il connaissait. Pas très grands. Pas très larges. Des minis bois. Pas de grande forêt. Pas même une colline.
On ne voyait pas la rivière. Trop petite. Trop insignifiante.
Puis il y avait le vin d’honneur. Bernard, en moins d’un quart d’heure, attaquait son quatrième pastis. Il n’était jamais allé à Marseille, mais il en glorifiait les traditions culinaires.
Alfonsine cherchait un nouvel amant. Elle en changeait chaque année durant l’été. A l’automne, généralement, elle en était lassée. Cette année, ce serait Gilbert, le maraîcher.
Notre héros - Pas de nom. Pas d’identité. - rêvait à des amours romantiques. Christine déposerait un chaste bisou sur ses lèvres. Ils s’étreindraient. Il sentirait la chaleur de son corps, sa douceur, sa souplesse, son velouté. Son odeur ambrée. Notre héros n’imaginait pas plus. On n’imagine pas plus quand on a douze ans.
Au 15 août, on allait voir la mer. Dans le vieux break blanc, on entassait notre héros et ses deux frère et sœur. On allait voir l’eau verdâtre, un horizon souvent bouché, laiteux. Les jours d’opulence, les parents offraient une glace, vanille ou fraise ; on courait sans but dans l’espace étroit réservé aux enfants, une balançoire, un tourniquet, une pataugeoire. Une impression d’étrangeté nous saisissait. Cet espace peu aménagé était grand ouvert sur la mer. Existait-il vraiment ? Et que penser de cette jetée, plus loin, si hardie contre les vagues. Improbable. Que cachaient donc ces cabines de plages, intrigantes, sans portes ni volets, quel sombre mystère, quelle magie confuse ?
Une mer verte, sombre, aux vagues puissantes, venait s’écraser sur les galets. Une houle froide, qu’on apprivoisait doucement, pas à pas, centimètre par centimètre, en rentrant dans l’eau verdâtre.
On grelottait. Le froid nous saisissait. Il fallait nager, se mouvoir, créer de la chaleur.
Notre héros aima la Manche avant qu’il ne connaisse les mers chaudes.
L’été passé, il retournait à la pénombre. Mois de novembre gris, brouillards blancs, absence d’horizon, pluie. Le week-end, il attendait le lundi ; le lundi, il attendait la fin de semaine. Mais il perdait toujours de longues heures d’attente, gaspillées derrière de mauvais feuilletons, des films sans âme, des chanteurs sans talent.
Heureusement, il y avait les livres. La famille était pauvre. On n’en achetait pas beaucoup; alors, il pouvait piocher dans la bibliothèque de l’école : sans famille d’Hector Malot, Oliver Twist de Charles Dickens, les patins d’argent de Mary Mapes Dodge.
On lui avait dit que la lumière venait des cieux, qu’elle était d’essence divine. Alors, il scrutait l’horizon.
La lumière est une quête, un Saint Graal. Elle est un mythe. Elle serait Dieu, s’il existait.
Alors, les gens vivent plus ou moins dans l’obscurité. Ils s’en arrangent, comme d’une cataracte. Ils tâtonnent, ils ralentissent, ils s’abritent derrière des verres fumés, ils rechignent, ils maugréent.
Vivre quand même, même pourri de cécité. Vivre aveugle. Vivre aliéné.
Liberté ? Fausse liberté. Notre héros a longtemps cru qu’il était libre. Irrémédiablement. Il n’était en fait que naïf, timide, timoré. Avec l’âge, la lumière lui est venue. Tristement. Il comprit alors qu’il avait été manipulé. Par quelle force ? Simplement par lui même, son narcissisme exacerbé, par sa prétention infinie. Dans ses mains, il ne fut qu’un pion. Pour être fort, il eût du connaître ses faiblesses. Sans en oublier aucune. Impitoyablement.
Elles furent tant à profiter de lui, à en boire la sève. Aujourd’hui, il est devenu misanthrope. Il fut l’oreille attentive, compatissante. Le Confident. Le confesseur. Le complice. Il fut l’ami charmant, délicat ; celui qui restait à distance, avec lequel on ne partageait pas de plaisir charnel.
Amours platoniques. Peut être parce qu’il était métisse ? Il était comme les autres. Il aimait les longs câlins et la tiédeur des corps.
Des garces ? Des anges ? Notre héros ne sait pas. Il a toujours attendu celle qui n’est pas venue.
Ne pas se contenter de la lisière de la forêt, bousculer les arbres, ignorer leur feuillage, se hisser au centre de la clairière. En pleine lumière.
Se passer des commentaires. On illustre trop la vie, faute de la vivre. On l’ornementalise.
On poursuit la lumière. On ne l’atteint jamais. Quelle chimère !
Puis, tout a basculé : Notre héros, plus si jeune, voulut voir les terres ensoleillées. Il prit un avion ; lequel, huit heures plus tard, parvint au dessus de l’île papillon, vira fortement sur l’aile, révélant le paysage, une mer chaude, une symphonie de bleus parsemée de nuances vertes et jaunes.
Et quelle lumière !
Tout s’éclaira soudainement. Notre héros fut submergé. La mer des Caraïbes explosait de couleurs, l’eau semblait transparente, d’un éclat si pur, devenu si réel.
Il descendit de l’avion sous le soleil. Il se sentit bien dans cette chaleur. A Orly, tout était gris, terne. Mais, à Pointe à Pitre, tout lui sembla nouveau, même les arbres, même les prés, même les vaches! Il prit même un coup de soleil.
Alors notre héros collectionna les lumières.
On rêve d’elles la nuit. On entrouvre leurs mystères. Création d’ombres fortes et de contrastes rugueux ; Douceur, rêves poétiques. Elles révèlent l’imagination, percutent notre inconscient, approchent l’interdit.
Tout s’est cassé plus tard. Une douleur fulgurante dans la cuisse. Le déni. Le départ, malgré tout, vers les vacances. L’eau doucement tiède. Les déserts de sable et de pierres. Les consultations, au retour. La voix feutrée du radiologue : « Vous savez, le lymphome est l’un des cancers qui se soigne le mieux... ». Les chimios, l’embolie, le staphylocoque « doré ». Cette valse des médecins et des hôpitaux. Le sentiment que la liberté vous échappe, la vacuité de n’être plus qu’un pion. La lassitude.
Et cette envie d’en finir. De tout lâcher, là. Tout de suite.
La lumière devenue aveuglante. Le regard porte si loin. Le désert est sans fin, sa marche ne s’arrête pas.
Notre héros ne résiste pas au soleil, il ferme les yeux.
Il attend là, serein, guette son dernier souffle. Au milieu de tout et de rien. Sans crainte, et sans plus de peur désormais. Apaisé, à ne plus rien espérer. Soulagé.
On est venu le chercher. Un bruit de moteur, qu’il aurait voulu ignorer. Des gens affolés, qui s’affairent. Un hélicoptère. Il lui faut abandonner son beau quad blanc. Bientôt la nuit. La soif revient. Les ombres s’allongent.
Quand l’hélicoptère décolle, la nuit est noire.
Tout est passé si vite. Le héros était ce garçon qui jouait dans la cour de l’école. Il marchait sur le chemin de l’église, parallèle à la rue principale, puis tournait à gauche avant de traverser la rue éponyme, au bas du talus. Il avait cinq ans ; il était un enfant. Et le voici cinquante-huit ans plus tard, claudiquant, fatigué. Aujourd’hui ses yeux s’obscurcissent. Il n’y voit plus guère.
La cataracte.
Alors il traverse, monte l’escalier de pierres vers le cimetière. Il s’assied au pied du calvaire, au milieu de toutes ces âmes mortes, qui l’entourent et le protègent sous leurs jougs de pierre. Il est d’ici. C’est son pays. Attendre. C’est bien la seule chose qui soit sure..
Le rituel est immuable. D’abord Flora, à l’est de l’église.
Seul. Il veut être seul dans ce cimetière. Unique. Seul avec ses morts. Seul avec sa mort. Seul avec ses Maux. Il ne veut rencontrer personne. La proximité de la faucheuse ne se partage pas. Elle est intime, personnelle.
Il vient toujours au cimetière dans les premiers jours de novembre, sous un ciel clair, ensoleillé, à la douce lumière dorée.
Il lui viendrait presque l’envie de se reposer là, tout de suite, à jamais.
A l’est de l’église repose son aïeule, qu’il a tant aimée. Flora. C’est elle qui l’a élevée, protégé, quand il était un bébé métisse dans un monde d’hommes blancs. Il ne le savait pas, lui, qu’il était particulier. Les coups, dans la cour de récréation, auraient pu le lui rappeler.
Plus personne ne protège aujourd’hui notre héros. Il est ballotté par tous les vents, bousculé par les tempêtes. Il est malade, fragile. Un géant de porcelaine, nu. Il a froid. Il se laisse envahir par la faim.
Souffrir. Cette banalité. Compagne des heures qui passent. Si présente qu’on l’oublie. Quelquefois si vive qu’on la retrouve.
Il faut apprivoiser la tristesse, ne plus s’apitoyer sur soi-même. Le héros n’est plus guère qu’une carcasse sans âme, plutôt cabossée.
L’avenir nous dira s’il existe encore. Déjà mort et pourtant toujours vivant.
Le prix du péché. Quelle foutaise ! Dieu n’existe pas. Il ne laisserait pas souffrir ses créatures.
Quelle longue quête. Il y a la lumière rapide et fugitive des tempêtes, fluctuante ; la lumière entre chien et loup, contrastée, la lumière fragile d’automne, timide ou timorée, les lumières scintillantes sur la neige, prétentieuses, la lumière ondulante sur la mer, intrigante; les clairs obscurs du passé, insaisissables.
La lumière de la pluie, qui fait étinceler les reflets, et luire les noirs profonds. Cette pâle clarté de Mallarmé.
Lumière vibrante des toiles de Monet, des déserts de pierres et de sel, Chot el Jerid. Mirages. La lumière réveille le désir. Emmanuelle. Chaleur extrême. Combustion. Extase.
Et puis toutes ces lumières contre la nuit. Marcher.
Autrefois, la nuit, il déambulait longuement dans les rues des grandes villes, à la pêche aux lumières. Il chassait les images, les capturait dans son appareil photo.
Aujourd’hui, il est riche et célèbre. Ses photos sont publiées dans le monde entier, exposées dans les meilleures galeries d’art. Tout cela n’est que vacuité. Il est seul. Irrémédiablement.
Le héros se sent fatigué, si las, sans plus de forces. Sa marche ralentit. Il est presque immobile. Il est venu et retrouve cette paix : la lumière dans un cimetière.
Petit à petit, la lumière s’éteint, depuis le bord des yeux. Le gris gagne. Le héros écarquille ses paupières, mais il n’y voit plus.
Noir.