Au cœur de l'Europe, il y a une région inconnue des humains, aux forêts touffues et profondes. Elle est parcourue de ruisseaux chantants, de torrents agiles, et ponctuée de lacs aux eaux noires. Personne n'y pénètre jamais. Il n'y a pas de chemin pour y entrer.
Le voudrait-on d'ailleurs que d'immenses aigles noirs nous en dissuaderaient. Ce pays est secret, interdit aux êtres humains. C'est le pays des ogres.
Si vous pénétrez un jour dans le pays des ogres par inadvertance, voici quelques conseils :
ne faites pas de bruit. Le pas des ogres est lourd. Il résonne comme un choc, un martèlement de grosse caisse. Si vous êtes attentif, vous saurez l’entendre assez tôt ;
attendez le coucher du soleil et dirigez-vous -silencieusement - vers l’ouest. Quand la forêt s’achèvera, vous serez sauvé. Les ogres n’aiment guère s’aventurer en terrain découvert.
Beaucoup d’ogres habitent près de la frontière. C’est plus pratique pour aller chasser les humains. Mais l’ogre qui n’était pas gourmand habitait loin de celles-ci, près d’un lac au bleu très profond. Sa maison était haute, toute en bois, avec un long ponton qui incitait au plongeon dans le lac.
L'ogre qui n'était pas gourmand mangeait comme un ogre, c'est à dire énormément.
Il n'aimait pas manger les humains ; et surtout pas les enfants. Il aimait les enfants ; il aimait les observer, être avec eux, les regarder rire, danser ; surtout pas les manger.
Et les enfants aimaient beaucoup l'ogre. Il leur offrait des plats délicieux à manger. Dans cette région éloignée de l'Europe, les gens étaient pauvres, les enfants avaient souvent faim. Alors, l'ogre leur apparaissait comme une fée. Il n'y avait que chez lui qu'ils mangeaient de la viande, du sucre, de la crème, du beurre. L'ogre avait même du chocolat !
L'ogre qui n'était pas gourmand était le chef des ogres, parce qu'il était le plus grand et le plus fort. Alors, il réunissait les ogres seulement quand il savait que ses confrères n'avaient plus d'être humains à manger. Car ce qui est important dans une réunion d'ogres, c'est le repas de midi, où on dévore toutes les nourritures les plus succulentes.
La courtoisie est importante chez les ogres ; il est de bon ton d’amener quelques cadeaux : du vin, des gâteaux, des humains évidement.
Quand il recevait les autres ogres, l’ogre qui n’était pas gourmand cachait les enfants dans la caverne. Elle n’était pas loin de la maison du lac. On grimpait par un petit sentier, dont les traces se perdaient souvent – une ruse de l’ogre - jusqu’à un promontoire rocheux. Et c’était là, entre deux roches grises. C’était aussi le garde manger de l’ogre ; lequel, s’il n’était pas humanivore, était néanmoins très carnivore. Il lui arrivait de dire qu’il mangeait tout ce qui ne parlait pas.
Il ne mangeait toutefois pas les muets. Ils parlent avec leurs yeux, disait-il.
Difficile de faire le portrait de l’ogre qui n’était pas gourmand. C’était un ogre comme les autres. Il s’éveillait le matin vers neuf heures. Il buvait plusieurs bouteilles de jus de fruit et de légumes puis il plongeait dans le lac, il nageait plusieurs kilomètres.
A son retour, il mangeait un petit casse-croûte : deux ou trois pains avec de la confiture, une marmite d’œufs brouillés avec de la poitrine frite, des fruits et quelques yaourts.
Soyons clairs : il est très facile de distinguer un ogre d’un humain. Il est déjà deux fois plus grand. Un ogre mesure généralement près de quatre mètres. Il est souvent barbu, avec de longs poils grisonnants ; quoique, certains, plus jeunes, affectent une barbe de trois jours. Ils plaisent plus à leurs ogresses ainsi, paraît-il. De toute façon, tous sont vêtus de cuir ; beaucoup mettent des culottes de peaux, comme les Bavarois ou les Autrichiens, qui leur arrivent aux genoux, avec de belles bretelles. Les plus jeunes, encore, endossent des perfectos, avec des clous bien brillants, et même des strass qui scintillent au soleil.
L’ogre est coquet. Il aime être bien habillé.
Un ogre vit entre trois cent et quatre cent ans ; ça dépend.
Certains ogres élèvent des humains pour les manger. Mais ils ne leur disent pas ; Sinon, ils auraient peur ; ils seraient stressés ; leur viande ne serait plus si bonne.
Alors, il leur disent que les disparus s’en vont en voyage, au paradis. Ils leur montrent des images de Tahiti, de la Guadeloupe, de Djerba ; ils incrustent des vidéos des absents, qu’on voit alors barboter dans l’eau limpide, faire du jet-ski, du parachute ascensionnel. Les ogres sont délicats ; ils ne veulent pas que les humains aient peur.
Les ogres ne sont pas cannibales ; jamais ils ne mangeraient un autre ogre ! Mais ils adorent les humains, surtout les enfants entre cinq et dix ans ; leur chair est rose, légèrement saignante, très douce et fondante.
Bien sur, l’ogre avait déjà mangé des enfants, quand il était jeune, très jeune, et qu’il était encore gourmand.
Mais, même avant d’avoir rongé le dernier os, une sorte de tristesse montait en lui.
- Je me suis régalé, lui disait son estomac, mais suis-je satisfait ?
Tout cela était trop compliqué, alors l’ogre décida de revenir à une vie simple, et de plus manger d’enfant. Aussitôt, il se sentit libre, libéré, heureux.
C’était arrivé un beau jour de printemps. Les fleurs, blanches et jaunes, envahissaient la colline. Il faisait un soleil radieux, mais encore tout doux, pas trop chaud. Les ogres s’étaient réunis pour un banquet près du lac. L’un deux, qui cherchait un privilège, avait amené plusieurs enfants comme cadeau pour l’ogre qui n’était pas gourmand. Parmi eux , il y avait une petite fille, blonde, avec des yeux d’un bleu très intense, presque comme des diamants. Elle ne semblait pas intimidée. Elle prit la main de l’ogre et le conduisit vers le lac.
La petite fille qui l'avait attendri n'a jamais quitté l'ogre. Elle est toujours proche de lui. Elle a grandi. Elle est devenue femme et s'occupe de sa maison. Comme elle n'avait pas de nom, il l'a appelée Aurore, comme ces premières lueurs du jour, où les bleus tendres, les orangés crus et les rouges flamboyants se mêlent, comme ces reflets qui se mirent dans l'eau, à tel point que l'on ne sait plus où est la terre. Lorsqu'il ne dormait pas, l'ogre aimait ces moments, cet instant suspendu entre la nuit et le jour, et, lorsqu’il avait bien dormi, il regrettait trop d'être paresseux et de s'être levé trop tard…
Pour l’ogre qui n’était pas gourmand, le jour où tout a basculé était un mardi ; c’était l’assemblée générale des ogres. Ce jour là, nulle hiérarchie, nulle préséance. Tous les ogres étaient à égalité. Le chef des ogres choisit de s’asseoir pour déjeuner au sein d’une famille joviale, souriante. Le père avait une longue barbe poivre et sel et des yeux rieurs. La maman était plus réservée, opulente, digne. Les enfants, quelque peu chahuteurs, avaient des mines resplendissantes, des dents blanches et ils riaient tout le temps.
Une place restait libre. Elle est arrivée toute essoufflée, rougissante, surgissante, s’excusant en désordre dans un flot de paroles incompréhensibles. L’ogre l’aima aussitôt.
Elle était sublime : une cascade de cheveux roux et bouclés descendait son visage, ses yeux verts étincelaient, sa bouche pulpeuse appelait les baisers. Sa peau claire et laiteuse laissait deviner ça et là quelques veines pleines de vie et de saveurs.
La vie palpitait en elle et renaissait dans le cœur de l’ogre.
Quelquefois, pour se fondre parmi les humains, les ogres ont cette faculté extraordinaire de rapetisser. Ils mesurent alors entre un mètre soixante-quinze et deux mètres. Ce qui explique que nous ayons – nous humains – la sensation que des ogres vivent parmi nous. C’est vrai.
Ils ne peuvent demeurer très longtemps ainsi. Guère plus de deux ou trois semaines de temps humain. La petitesse, car c’est ainsi qu’ils l’appellent, est très oppressante : ils se sentent vulnérables. Ils craignent d’être agressés. Car l’ogre n’est pas belliqueux. Il ne sait pas se défendre et surtout pas se battre.
L’ogre qui n’était pas gourmand invita la belle ogresse à Paris. Il aimait la France, sa gastronomie, ses monuments, ses musées, ses galeries. Auparavant il aimait beaucoup les parisiennes, mais désormais il n’avait d’yeux que pour elle, si flamboyante, si solaire.
Vers midi, la belle ogresse avait l’air un peu contrariée. L’ogre en fut troublé. « Ne m’aime -t-elle pas ? » s’inquiéta-t-il. Il l’interrogea :
- Solivinuka, quelque chose ne va pas ?
Elle eut l’air désemparée, puis, dans un gros effort, elle dit :
- Je suis végétarienne.
Iliouiou, car c’est ainsi que se nommait l’ogre, eut un grand sourire, presque un rire.
- Et moi, je ne mange pas d’humains, répondit-il.
Ils s’enlacèrent.
Les ogres ont des drôles de noms, qui peuvent sembler bizarres aux humains. Leur nom véritable ne leur est donné que vers six ans, lorsque leur caractère commence à apparaître. Alors, les parents vont voir le vieil ogre sage avec leur enfant. Le nomeur l’observe longuement, puis il écrit son nom.
Iliouiou et Solivinuka eurent quatre enfants. La première née fut Onde. Ainsi nommée car elle aimait passionnément l’eau. Toute petite, elle s’installait sur le dos de son père quand il allait nager et, ensemble, ils faisaient le tour du lac.
Ce conte se termine ici, car les ogres heureux n’ont pas d’histoire, mais regardez bien. Si vous croisez à Paris une sublime femme rousse, dans la fleur de l’âge, accompagnée d’un homme brun qui l’aime passionnément, sans doute sont-ce Iliouiou et Solivinuka...